De la souffrance à l’expérience
Ils rient avec leur père.
Avec lui, ils s’amusent et ils ont le sourire…
J’ai le mauvais rôle…
Je suis celle qui dit ce qu’ils doivent faire.
Et plus ils grandissent, plus ils m’envoient balader.
Et moi je deviens directive, agressive, aigrie,
on est toujours en conflit.
Et je suis épuisée…
Ils ne m’aident pas,
Ils m’envoient balader.
Ils font tout le contraire de ce que je leur dis.
J’en ai marre de me battre.
Je fais tout pour tout le monde
et moi personne ne m’aide,
personne n’est là pour moi.
Je me sens seule,
Pas aimée…
Carte au trésor
« Comment c’est ?
-C’est pas juste
Moi aussi j’ai envie de rire avec mes enfants
profiter et m’amuser…
-Eh bien fais le…
-Mais si je ne pense pas à leur dire
de faire sécher leur vêtements
ils seront humides demain..
-Et ?
-Et ils vont avoir froid au cours de ski.
-Comment le sais-tu ?
-Parce que je l’ai expérimenté enfant !
-Et si je ne leur dis pas de manger moins au restaurant
Ils vont avoir mal au ventre…
-Comment le sais-tu ?
-Parce que je l’ai expérimenté enfant…
Et si je ne gère pas ils vont devoir remonter
chercher leurs affaires…
-Et ?
-Et c’est fatiguant les aller-retours…
-Comment le sais-tu ?
-Parce que je l’ai expérimenté…
-Et si je ne range pas leurs affaires
ils ne vont pas les retrouver.
Et c’est comme ça pour tout.
-Et comment tu le sais
-Parce que je l’ai expérimenté enfant.
Je me souviens de tout.
Personne ne m’a rangé ma chambre
ni fait faire mes devoirs.
J’ai appris toute seule.
J’ai eu froid au ski, j’ai eu mal,
j’ai été dans des situations inconfortables…
-Et maintenant, tu sais tout faire…
Et si tu laisses faire leur père ?
-Il n’y pense pas à tout ça
-Pourquoi ?
-Parce que ce n’est pas important pour lui.
-Pourquoi ?
-Parce qu’il ne sait pas ce que ça fait !
-Pourquoi ?
-Parce qu’il ne l’a pas vécu, lui,
sa mère était là, elle pensait à tout pour lui, enfant.
C’était une bonne mère. Il n’a pas vécu ça.
-Une « bonne mère » …
Quelle est le rôle d’une mère ?
-Que l’enfant aille bien, qu’il soit heureux, qu’il sourit…
-Donc si je comprends bien,
toi, ta maman t’a beaucoup laissé te débrouiller seule
et aujourd’hui tu penses à tout et tu sais tout faire toute seule.
Et lui, sa maman a été présente et elle pensait à tout pour lui
et aujourd’hui il ne sait rien faire ou il n’y pense pas.
-C’est un peu exagéré,
il y a des choses qu’il fait maintenant…
-Lesquelles ?
-Celles… que j’ai cessé de gérer, que je lui ai déléguées.
-Donc ce qu’il sait gérer aujourd’hui,
c’est ce qu’il a eu enfin l’occasion de faire tout seul.
Et il est devenu autonome dessus…
C’est ça ?
-Oui.
-Donc ? Quel est le rôle d’une mère ?
-… »
Ma part gardienne lutte et argumente.
Elle ne veut pas lâcher.
« Anne-Charlotte, c’est ton métier,
et tu l’enseignes à qui veut l’entendre.
Quel est le vrai rôle d’une mère ?
-Mais regarde, hier, j’ai été inattentive un instant
et ma fille s’est coincé les doigts dans la porte.
-Oui.
-Et ça lui a fait mal !
-Oui.
-Et elle a pleuré.
-Oui. Et ?
-Je ne supporte pas quand elle pleure…
-Pourtant c’est naturel quand ce sont tes patients qui pleurent.
A quoi servent les pleurs ?
-A évacuer les douleurs, les émotions, le trop plein.
Mais c’est différent ! Mes patients évacuent leur passé.
Là ça aurait pu être évité…
-Mais maintenant elle saura.
Son corps a mémorisé.
-Mais c’est horrible !
Je ne vais quand même pas la laisser se faire mal exprès !
-Non, évidemment, il ne s’agit pas de jouer
à écraser ses doigts dans la porte exprès
ni de la laisser risquer sa vie
en se penchant sur le télésiège.
Tu peux être là pour les vrais dangers mortels.
Pour le reste, tu peux certes
leur suggérer des choses une fois,
partager ton expérience une fois,
mais s’ils n’écoutent pas, s’ils sont inattentifs
ou font volontairement l’inverse,
c’est aussi parce qu’ils ont besoin de cet espace
pour apprendre par eux-mêmes.
Alors tu as le choix :
te battre et devenir aigrie,
ou bien les laisser faire leur expérience sereine,
sachant qu’ils sont simplement
en plein processus naturel d’apprentissage…
-Mais ils vont souffrir…
-Qu’est ce qui se passe quand tu donnes des conseils ?
-Ils soupirent, ça les agacent et ils font tout le contraire
et c’est pire… Mais si je ne dis rien et que ça se passe mal…
et bien… ça se passe mal ! »
Ça bloque.
Tout est très logique mais ça bloque.
Je ne peux pas m’arrêter de leur dire des conseils
d’intervenir, de les saouler de mots et de recommandations.
La journée continue et ça se rejoue partout.
Je me vois faire : aider tous les enfants du cours de ski
pour qu’ils ne vivent pas ce que j’ai vécu.
Aider les serveurs qui débarrassent seuls les tables…
J’anticipe toutes les souffrances que j’ai moi-même connues
et apporter l’aide que j’aurai aimé recevoir
quitte à finir la journée épuisée.
« Ça veut dire…
qu’on ne peut pas apprendre sans souffrir?
-Qu’appelles-tu souffrir ?
-Pleurer, avoir mal, se sentir seul, avoir froid, assumer…
-L’émotion et la douleur sont des sensations.
Elle permettent au cerveau limbique la mémorisation.
Une fois les pleurs évacuées, l’enfant retient et passe à la suite.
Une sensation désagréable, ça pousse à réagir.
On agit, on rétablit l’équilibre et ça va mieux.
A force de vivre des situations difficiles,
on découvre que la vie n’est pas un danger.
Qu’on peut toujours s’en sortir.
-Oui, ça je le sais.
-Et tu sais, même un bébé qui pleure
ne souffre pas forcément :
Il s’exprime, il évacue l’émotion,
il appelle à l’aide, il dit non.Il vit, il apprend.
Il a aussi besoin de pouvoir pleurer
sans que sa mère s’inquiète
sans quoi il commence à angoisser.
-Oui, je sais. Je veux juste qu’ils soient bien.
–Et quand tu ne seras plus là ?
Si tes enfants n’ont rien appris
parce que tu as tout géré,
comment feront-il plus tard ?
Si tu lisses leur vie,
si tu les prives des apprentissages « faciles »
d’une vie d’enfants qui mènent vers les plus difficiles ensuite ?
Ils deviendront dépendants, craintifs, suffisants ou flemmards.
Si tu les empêches de découvrir qu’ils sont capables,
qu’ils ne sont pas fragiles,
tu les empêches de trouver leur propres solutions.
D’apprendre à s’en sortir sans toi.
C’est pourtant précisément ça que tu apportes à tes patients :
leur permettre de retrouver par eux-mêmes leur chemin
en les reconnectant au véritable langage de leur corps…
-Mais alors, je sers à rien !
-Qu’apporte-tu à tes patients ?
Qu’est ce qui t’a manqué toi enfant réellement ?
En quoi la maman de ton mari
était une « bonne mère » à tes yeux ?
-Elle était présente.
-Quelle image as-tu d’une mère présente ?
-Des rires, des jeux, de la cuisine, de la danse, de la joie.
Des bras, de la douceur et de la force aussi,
pour accueillir, rassurer, consoler.
Quelqu’un qui aide si l’enfant vient demander
et qui protège de ce qui est vraiment dangereux.
-Et le reste du temps ?
Elle est là pour elle, elle vit une vie qui la rend heureuse
et c’est pour ça qu’elle a de l’énergie et de l’amour à leur donner.
Et cette vie est un modèle à suivre pour ses enfants
sans même qu’elle ait besoin de parler.
Elle incarne ce qu’elle veut qu’ils deviennent.
Elle ouvre la voie facile en la vivant elle.
-Comment ce serait d’être cette mère là ?
-Naturelle. facile… Je sais le faire,
je le fais souvent maintenant.
-Et quand tu fais ça, c’est comment ?
-Tout s’aligne.
Plus je suis heureuse, plus ils font ce qui rend heureux.
Plus de les laisse indépendants
tout en étant là en cas de besoin
plus ils gèrent.
Ils font leurs devoirs d’eux-mêmes,
jouent, rient, inventent
ils viennent me proposer leur aide
ou me demander des câlins pour pleurer ou se poser.
L’autre jour ma fille s’est même assise
spontanément par terre dans le salon pour méditer. »
Mais je ne lâche pas encore tout à fait…
« Pourquoi veux-tu éviter l’expérience qui enseigne
-Parce que ça gâche le moment.
-Ça gâche le moment ?
A quoi sert chaque moment d’une vie d’enfant ?
-A être heureux.
-Et ça les rend heureux quand tu leur dis tout ce qu’ils doivent faire ?
-Non.
-Et ça les rend heureux de te voir heureuse, sereine, confiante, rire et jouer avec eux ?
Et de voir qu’à côté de ça, ils réussissent à s’en sortir quand-même,
quitte à avoir parfois mal ou pleurer ou devoirs assumer leurs choix
leurs oublis ou leurs maladresse ou à s’y prendre en plusieurs fois ?
-Ben… oui »