Une des cartes au trésor
qui a été difficile pour moi
a été celle de la victime.
J’ai grandi avec la télévision
et ses scénarios
victime-bourreau-sauveur.
En découvrant
la notion de carte au trésor,
j’ai vite compris
qu’il n’y avait pas de bourreau,
pas de méchant.
Juste des enfants intérieurs abîmés
qui se débattent dans la haine et la colère
faute d’avoir eu un espace pour pleurer
et être entendus, compris et protégés
…comme dans l’épisode 20
de la saison 6
de Desperates Housewifes.
Ensuite j’ai réalisé
qu’il n’y avait pas non plus de sauveur :
je ne peux pas éviter aux gens de souffrir
quelle que soit la qualité
de mon accompagnement
la puissance de mon amour
ou ma force de conviction.
Je ne peux pas obliger qui que ce soit
à aller voir en lui
pour prendre sa vie en main.
Je ne peux pas y aller pour lui.
Et si je lui explique
ce qu’il est en train de rejouer
ça va être pire :
sa part gardienne va nier
et se renforcer pour ne pas être évincée
puisqu’elle est là pour une bonne raison.
Je ne peux qu’être présente et patiente
le temps qu’il aille au bout de son système
comme j’ai été au bout des miens
jusqu’à l’effondrement salutaire.
Ce moment de la vie
où on n’arrive plus à rien.
Alors seulement on peut aller ressentir.
Mais le plus difficile a été de me séparer
de ma part victime.
Si tout ce que je vis est une carte au trésor
si mon bourreau est victime lui-aussi
si mon sauveur est impuissant
à sauver quiconque à part lui-même
alors ça signifie que je suis la seule
à pouvoir me sortir de là où je suis.
Je ne suis pas victime.
J’ai la main sur tout
et je peux tout changer
si j’accepte de plonger.
« La mort de Calimero et la naissance de l’Aigle »
comme dirait Catherine Preljocaj dans son livre.
Et cette découverte-là
fut la plus angoissante.
Je ne pouvais plus me plaindre,
ni accuser les autres,
ni éviter, repousser, compenser, camoufler,
juste demander à être accompagnée
et plonger.
J’ai mis à jour la part de moi qui croît à l’illusion :
celle qui croit vraiment être amoureuse de,
être en colère contre
être victime de…
Celle qui rend l’autre responsable
de ce qu’elle vit et y croit vraiment.
C’est là que j’ai commencé à comprendre qu’on était deux :
l’enfant innocent et fragile qui a été victime
et rejoue son passé au présent
l’adulte conscient et puissant qui ne l’est plus.
J’ai compris que je ne pouvais être l’adulte puissant
qu’en rendant à mon enfant intérieur
ses peurs et ses drames.
Cet enfant a eu besoin de drames et de problèmes :
quand on va mal, l’autre devient plus doux
plus compatissant, moins exigent, intransigeant.
Plus de critique, plus de jugement,
plus d’attentes, plus de menaces
ni de punitions.
Les câlins et la consolation.
Le paradis à nouveau.
Enfin… une belle imitation du paradis
car une fois victime
on perd aussi son droit à la puissance.
Ça active le sauveur chez l’autre
qui aime m’aider
pour ne pas sentir ses cartes au trésor à lui.
Il va prendre la main sur ma vie
et aimer décider pour moi.
Mon cancer était donc un bouclier.
Ne plus être la malade,
ne plus être la fille fragile qui va mourir
ça signifiait prendre la responsabilité de ma vie
et traverser mes peurs de ne plus être victime :
Qui suis-je sans ma fragilité ?
Qui va me protéger si je me protège seule ?
Vont-ils être plus durent, critiques, exigeants
si je vais bien ?
Je ne savais pas encore qu’être adulte
c’était être libre face aux exigences des autres
et n’avoir plus peur de rien.
Où est ce que je vais trouver refuge
si je plonge dans chaque « danger »
pour déloger le trésor ?
Je ne savais pas encore
qu’il n’y aurait plus besoin de se protéger.
Qu’est ce que je vais bien pouvoir dire
quand tout le monde va raconter ses problèmes
si je n’en ai plus ?
Je ne savais pas
que mes histoires seraient alors
bien plus belles à raconter.
Qui m’aimera si je vais bien
quoi qu’il m’arrive de sombre ?
Je ne savais pas qu’être aimée
ne signifiait pas être sauvée
mais être encouragée,
soutenue pour m’élever.
Est-ce qu’un homme bien va aimer
une femme solide et forte
qui n’a plus « besoin » de lui ?
Je ne savais pas qu’être solide et forte
n’empêchait pas
de partager les responsabilités du quotidien
de mutualiser les moyens
et d’avoir besoin de soutien.
Est-ce que je vais mourir si tout va bien
parce que j’aurais « fini » le jeu ?
Je ne savais pas qu’on avait pas d’autre mission
que vivre et être heureux.
Est-ce que je vais être crucifiée
par les autres
tant ce sera insupportable pour eux
que j’aille si bien ?
Je ne savais pas que leur rejet
parlait de leur envie de vivre la même chose
et que la jalousie peut être un fabuleux moteur
pour se transformer.
Une part de moi avait besoin de l’autre
pour tenir sur ses jambes
et c’est toujours le cas.
Mais aujourd’hui je ne suis plus victime
et l’autre n’est plus mon sauveur.
Je prends les choses en main
et l’autre m’accompagne, me soutien,
m’éclaire sur ce que je ne vois pas
parce qu’il est passé par là.
Et c’est aussi ce que je fais moi,
avec mes amis, mes patients mes enfants.
Choisir d’être conscient
et de devenir acteur de son bonheur
c’est ça qui demande du temps.
Le temps d’avoir assez souffert
pour n’avoir plus rien à perdre,
être ok pour aller voir ce qui fait si peur.
Etre ok pour cesser de se plaindre
et prendre les choses en main.
Avoir envie d’aller enfin bien.
Et en même temps une part de nous
sait que c’est possible.
Elle a hâte d’être bien,
sait déjà qui elle est et ce qu’elle veut vivre.
Cette part est épuisée de souffrir pour rien :
il est temps d’être « l’adulte » puissant
et de reconnaitre que mes peurs sont celles de l’enfant.
Or, on ne peut aimer cet enfant
et le protéger pleinement
que lorsqu’on lui rend sa place
et qu’on n’a plus besoin
d’être le petit nous-mêmes.
Ça m’a pris du temps
mais ça s’est fait sans efforts,
en plusieurs fois, naturellement,
en vivant ma vie et chaque souffrance
comme autant de cartes au trésor…