Elle* me fait une séance de pédicure.
Malaise, difficile de laisser quelqu’un s’occuper de moi.
L’inverse est bien plus confortable.
Carte au trésor
Je respire et laisse monter la sensation.
Angoisse : je ne fais rien
et on prend soin de moi
pour quelque chose de totalement inutile
qui ne se verra pas
puisque c’est sous mes chaussettes
et que je ne suis même plus en couple.
C’est vraiment que pour moi.
Ma respiration et mon coeur s’emballent.
Je respire, ça monte, une larme sort
et ça redescend.
Elle prend soin comme jamais personne
n’a pris soin de moi avant.
Elle enlève les peaux mortes, elle ponce,
elle crème, masse…
Un délice.
J’ai envie de parler, comme pour lui donner moi aussi.
Juste recevoir en silence, c’est trop difficile,
ça se débat dedans.
Qu’elle ne s’ennuie pas pendant qu’elle me fait ça.
Elle, elle n’a pas besoin de parler,
elle aime son métier.
Elle me répond et entre dans la discussion.
Je suis en train de gâcher toute seule
ce moment où je reçois.
Carte au trésor.
Je réussis à me taire,
je laisse monter l’angoisse,
elle se dissout et ça se pose.
Je savoure le silence
et il me permet de sentir ses mains
prendre soin de moi.
Je la regarde faire.
C’est comme un peintre, un sculpteur.
Ce n’est plus de l’esthétique, c’est de l’art.
Cette femme prend soin de mon corps
comme une mère
et fait de chacune de mes parties un chef d’oeuvre.
Pendant que je savoure,
elle me tend le colorimètre :
« Choisis »
Quoi ? Mais je ne sais pas choisir, moi ?
Je respire et ça s’apaise.
J’hésite.
Il y a des couleurs que j’aime
naturelles,
et puis il y a le rouge.
Je vois passer dans mon esprit
toutes les publicités pour femmes,
les vraies femmes, actrices Brunes,
sexuellement actives
et professionnellement dominantes.
Je veux être une vraie femme.
« Rouge ».
Elle pose le rouge, c’est magnifique.
Je la remercie. Je rentre chez moi.
Je me mets pieds nus.
Je déteste cette couleur.
Pourquoi une « vraie » femme
devrait être une femme dominatrice,
avocate ou PDG
aux tailleur serré et court
au décolleté audacieux
qui déshabillent un homme rien qu’en le regardant ?
Un « avion de chasse » comme ils disent
femmes fatales, entreprenantes, libérées ?
J’ai déjà été tout ça
et ce n’est plus cette femme là que j’aime être.
Je n’ai pas besoin d’être masculine
pour être une vraie femme.
Le féminisme a voulu nous libérer
de la boite de la gentille femme au foyer
sans droit de vote, compte en banque ni pantalon.
Mais il nous a emprisonnées
dans une autre boite :
Celui de la carriériste, célibataire,
autonome, assumée, libérée
qui n’a plus besoin de personne.
Moi, j’aime faire équipe avec un homme.
J’aime prendre soin de lui
et le laisser me protéger
et me prendre dans ses bras.
J’aime ma sensibilité de mère
et ma fragilité de femme.
Ce sont mes plus grandes forces.
Elles me permettent d’être authentique
de ne pas jouer de rôle
d’aimer ce qui est fragile en l’autre
et de sortir de cette lutte incessante
des femmes qui pensent que dans la vie
il faut se battre.
Je n’aime pas me battre
et je n’en ai plus jamais besoin.
Chaque bataille parlait de moi
et de mes cartes au trésor
encore non résolues.
D’ailleurs je n’ai pas non plus besoin d’être douce
et toute rose non plus. Juste besoin d’être moi.
Elle me fait une séance de manucure.
Et cette fois, je choisis : nude, naturelle.
Moi en plus beau parce que soignée.
Et en passant, souriante, elle me refait aussi le vernis des pieds…
(*Julie Pasquini, la Bulle de Julie, Lyon)