« N’en perds pas une miette,
finis ton assiette » placardent-ils
sur les murs du restaurant
pour réduire le gaspillage.
Qu’est ce que c’est « réduire le gaspillage » ?
Une assiette vide ?
Flash dans le passé
Les grandes assiettes
remplies pour moi
Avec la même quantité que celles de mes parents.
La fin du repas interminable :
Mon père qui enfourne ma fourchette
dans ma bouche encore et encore
et qui rajoute même
un « morceau de pain pour pousser ».
Les larmes dans mes yeux.
Mon corps qui crie qu’il a eu assez.
Il ne veut pas de désert,
juste s’arrêter.
La sensation dans la gorge
qui cherche comment recracher…
… vomir même s’il le faut
parce que c’est trop.
Je n’ai plus faim.
Mais les fourchettes continuent,
c’est comme un viol de ma bouche…
« Faut pas gaspiller, finis ton assiette ».
Et ma mère qui n’intervient pas.
Elle ne dit rien, donc il a raison,
c’est moi le problème.
Mes cris, ma colère, ma révolte que je ravale
face à ses sourcils froncés.
Mon père est sûr qu’il a raison :
Il reproduit ce qu’il a reçu,
un enfant d’après guerre.
Il ne laisse aucune place à ma réalité.
Ma satiété.
Et un jour cette sensation s’arrête :
je deviens capable de finir mon assiette
et même le plat… et tout le frigo.
Je peux me remplir sans faim, sans fin.
On me complimente
pour mon appétit :
« Elle mange bien cette petite »
comme si c’était une qualité.
Mon père est ravi
il me trouve « bien élevée ».
Mais il y a comme un vide en moi
…un trou sans fond, jamais comblé.
Je ne grossis pas, non,
la prise de poids
est une autre carte au trésor.
Je mange, je mange encore et encore
et je ne comprends pas pourquoi
je pense que j’ai encore un problème…
Jusqu’à ce que je devienne maman.
Là, je me vois avec mon fils
lui enfourner des cuillères
pour qu’il finisse des assiettes
dont j’ai moi-même décidé la quantité.
Je le vois la bouche pleine,
mâcher comme si sa bouche
attendait avant d’avaler
l’occasion de recracher.
Je m’entends lui dire « finit ton assiette ».
Et je me souviens de tout,
tout remonte.
Il en aura fallu des séances
pour sortir ces mémoires :
Ne pas jeter, finir l’assiette, ne pas gaspiller
et retrouver enfin ma satiété.
En attendant, pour mon fils,
j’ai changé mes habitudes.
Pour ne pas gaspiller :
– on mange dans des petites assiettes
– on se sert un peu et on se ressert après
– on commence chaque repas
par une assiette de crudité.
– je cuisine moins en quantité
ou bien je cuisine plus et je réchauffe après,
en tarte, en purée ou autre chose
ou encore je congèle.
Et si mon fils a envie
de sucré en fin de repas,
je comprends simplement
qu’il est comme moi.
Ce n’est pas de la faim,
c’est de la nourriture émotionnelle :
besoin d’amour et de douceur.
A moi de trouver
comment lui apporter cette vie là
en faisant mes cartes au trésor
pour qu’il n’ait plus besoin de compenser.
En attendant, je trouve une idée :
raisins secs, noix de cajou, un carré de chocolat…
Même s’il n’a plus faim
et pas fini son assiette.
Et aujourd’hui, on ne gaspille plus
et on n’est pas poubelle non plus…