Elle rit… Elle rit de ce rire sonore
qu’ont les enfants encore innocents.
Un éclat de rire qui en devient silencieux
tellement elle finit par manquer d’air…
Elle rit et je sens mon corps
tout entier se détendre…
c’est bon à entendre.
Elle rit et je réalise soudain :
depuis combien de temps
n’ai-je pas entendu ma fille rire ?…
Je me soucie de leur alimentation,
de leur hygiène, de leur activité physique,
de leur temps d’écran, de leurs devoirs
et de leur linge…
A quel moment est-ce que je me soucie
leur temps de rire ?
Elle rit et monte en moi une seconde réaction :
« on perd du temps ».
Je m’entends penser les mots…
Je sens mon corps qui s’impatiente…
Comme s’il avait envie d’intervenir,
de couper le vécu,
d’aller les voir, pour les faire « agir ».
Comme si jouer ou rire était du temps perdu.
Mais à quoi bon tout ça
si ça ne sert pas à rire ?
Carte au tréor…
D’un seul coup,
mes souvenirs remontent comme des flashs :
tous ces moments
où mes enfants s’entendent bien
et commencent à s’amuser ensemble,
bruyamment,
je viens couper leur élan.
Le bruit de leurs jeux et leur joie
semble créer chez moi
le réflexe de les « faire taire »,
faire «autre chose » de plus important,
faire « plus utile » surtout…
Je revois toutes ces fois
où ma fille m’a demandé de sa petite voix :
« tu viens jouer avec moi maman ? »
et où j’avais mieux à faire.
Plus urgent,
plus important,
plus utile surtout…
Et maintenant elle a 5 ans.
Et je n’entendrais jamais plus sa petite voix
me demander de jouer avec elle.
Elle a cinq ans
et elle est déjà aigrie
et sur la défensive.
Comme si elle n’avait reçu toutes ces années
que des ordres ou messages agressifs…
« Mange »
« Habille toi »
« Dépêche toi »
« J’ai pas le temps… »
« Non, pas comme ça »
« Après »
« Plus tard »
« Bientôt »
« Peut-être »
« Je suis occupée »
« Je téléphone »
« Non, pas maintenant »
« J’ai besoin de temps pour moi… »
Je revois toutes les fois
où je l’ai remplacée
par des tâches domestiques
qui me semblaient alors
incontournables.
Où j’ai accueilli ce qu’elle était avec agressivité,
sans comprendre son intention réelle.
Sans prendre le temps pour elle,
pour l’écouter, la regarder grandir..
Elle qui,
de toutes les choses si importantes
de mon quotidien,
est pourtant la seule qui me manquerait vraiment
si je venais à la perdre.
Et d’un coup je revois mon chemin,
mon travail intérieur.
Ces mémoires, ces blessures,
remontées à chaque carte au trésor
que la vie m’a apportées.
Mémoire d’enfant isolée,
jamais prioritaire, secondaire…
Le constat est là : j’ai reproduit
ce que j’ai reçu.
Je m’étais jurée enfant de ne pas être cette mère
incapable de jouer à des jeux inutiles
pour le simple plaisir de passer du temps avec sz fille.
Pour mon premier enfant, j’ai été là,
présente, joueuse et souriante.
Pour la seconde,
je suis « passée à l’ennemie ».
Tout passait toujours avant moi dans ma vie,
elle a été la goutte qui a fait déborder le vase.
Qui m’a fait imploser…
Elle m’a permis ainsi de sentir l’urgence de revenir à moi
pour être à nouveau capable de donner aux autres.
Elle rit et son rire me ramène à l’instant présent.
Il n’est pas trop tard… Elle est ici, en vie.
Tout peut changer, maintenant.
En cette seconde, je peux choisir un autre présent
et éviter aindi les regrets de mon futur passé.
Elle rit et je pose mon linge…
j’avance sereine vers salle de bain…
J’ouvre la porte et je les vois…
Ils sont là, tous les deux, plein de joie.
Ils tournent un instant leur visage vers moi
et reprennent leur jeu,
habitués à ce que je ne reste jamais
plus qu’une seconde ou deux.
Habitués à compter sans ma présence
sans mon sourire…
Je les regarde et j’entre.
Je m’assieds par terre, à côté de la baignoire.
Et, comme d’autres méditent
ou contemplent,
je regarde mes enfants rire…
Je goûte cet instant offert,
je savoure la douceur de cette intimité
je me délecte de la lumière de leur visage,
je me régale du son de leur voix…
Je goûte et tout se pose en moi.
Je suis dans un cocon, hors du temps.
Il n’y a rien à faire, rien à craindre.
Rien n’a d’importance, rien d’autre ne compte.
Je respire… enfin.