La liberté de jouer
… je l’ai croisée juste avant le confinement,
hasard ou synchronicité ?
Elle m’a raconté qu’elle n’a jamais joué
avec ses enfants quand ils étaient petits.
C’était son mari qui jouait car il n’était pas souvent là.
Le reste du temps, ils jouaient seuls.
Elle était « simplement mère » :
le linge, les repas, les devoirs, le bain
et bien sûr les histoires, les câlins, les bobos…
et son travail.
Et puis son mari était mort
et être mère malgré le chagrin
était déjà devenu un challenge…
Alors ils avaient continué à jouer seuls.
Elle m’avait raconté qu’ils avaient développé
un monde intérieur incroyable qui leur servait
encore aujourd’hui dans leur vie professionnelle.
Ses mots ont résonné en moi.
« Je suis soulagée de vous entendre dire ça.
Moi aussi, je n’ai pas le temps de jouer.
J’adore être mère mais jouer me semble difficile,
comme une épreuve. »
Elle semblait soulagée elle aussi,
comme si elle portait en elle une culpabilité
qu’elle venait soudain de lâcher.
Nous nous sommes nourries mutuellement..
Et puis le Covid est arrivé avec son temps libre
et le besoin d’en disposer…
Il s’agissait de tenir sur la longueur.
Il n’était plus possible de prendre sur moi
et de les faire garder ensuite pour récupérer.
Il fallait trouver un rythme naturel
qui nous convienne à tous sur la durée.
Et puis, il y avait ce livre dont les mots m’arrivaient
à n’importe quelle heure du jour et de la nuit.
J’avais besoin d’écrire…
Alors j’ai mis en place le rôle de mère :
lever, déjeuner, sport et devoirs, puis repas à midi.
En fin d’après-midi, balade et repas le soir.
Au milieu, deux périodes pour jouer.
Heureusement, la vie m’a apporté une situation particulière
que j’ai rencontré la veille en Somato par téléphone.
La séance m’a offert la sensation du lâcher prise…
Alors pour ça aussi, j’ai lâché…
j’ai lâché le besoin d’organiser des activités
qu’il faudrait encadrer.
Le besoin de leur trouver une occupation…
un miracle avec tout ce qui leur est proposé !
J’ai lâché la peur qu’ils se sentent seuls
j’ai résisté à leur mettre des écrans pour combler le vide
(je sais qu’ils ne sont pas seuls comme je l’ai été enfant,
ils n’ont pas autant besoin de ça.
Nous sommes là et ils sont en sécurité).
J’ai lâché le rôle d’arbitre
qu’ils me donnent toujours en se disputant
comme pour trouver un moyen d’avoir mon attention.
Je suis simplement venue les aider à poser des mots
sur leurs ressentis respectifs
pour que chacun comprenne la version de l’autre,
sans jugement, ni gentil, ni méchant.
Ils sont devenus égaux sans rien à prouver,
ni avoir à se défendre.
J’ai lâché et je les ai observés de loin.
D’abord, ils ont joué leurs jeux de pouvoir :
faire envie à l’autre et crier « c’est à moi ! ».
Partir quand l’autre ne se soumet pas :
« je joue plus avec toi ! »
Puis ils ont joué à des jeux tout prêts,
des jeux de société,
où il y en a toujours un qui perd.
Et l’un d’eux pleurait à chaque fois.
Je suis venue poser les mots
et leur faire prendre conscience
qu’il existait des jeux où personne ne perd
et qu’ils peuvent les créer eux-mêmes.
Ils ont tourné en rond, râlé,
ils venaient me solliciter.
Ma fille est venue en pleurant
me dire qu’elle était seule,
que je n’étais jamais avec elle
et que je faisais « toujours mon livre ».
J’ai lâché la culpabilité parce que ce n’était pas vrai
et je lui ai décrit calmement le temps que je passais
avec eux sur la journée entière
et mon besoin moi aussi de « jouer »,
comme elle, pour me recharger.
Et j’aime jouer à écrire.
Alors ils ont commencé à sortir des feuilles,
des feutres, des ciseaux de la colle et ils ont bricolé.
Ils ont retourné leur chambre
et le reste de la maison pour se faire des décors
et inventer des mondes…
J’ai alors lâché le besoin que la maison soit rangée…
Et la mayonnaise a pris : ils ont commencé à jouer.
Ils ont joué et inventé des jeux, des histoires.
Ils ont joué et leur ego a disparu.
Plus de dispute, plus de de volonté de décider pour l’autre,
juste l’envie de créer le jeu ensemble.
Ils ont joué et ils ont oublié le temps,
le goûter et les écrans,
ils n’avaient plus besoin de rien,
ils étaient dans leur jeu…
Ils ont joué et je les ai entendu rire,
comme je ne l’avais jamais entendu.
Des éclats de rire si forts
qu’ils étaient presque palpables.
J’arrêtais d’écrire en fermant les yeux
pour rire moi aussi
et me nourrir les oreilles de ce son si délicieux…
Je venais les voir de temps en temps
pour le plaisir et je repartais travailler…
… non, je repartais jouer.
Parce qu’à ce stade je ne travaillais plus.
Je laissais faire ce qui vient et,
quelle que soit l’activité, domestique, familial,
séances par téléphone avec mes patients
ou écriture, tout sonnait juste.
Je jouais
à être, simplement.
Et c’est ainsi qu’en étant quatre personnes,
libres d’être elles-mêmes, au sein du même espace,
nous avons trouvé le bonheur…